Nikita Kadan / Нікіта Кадан
Nikita Kadan : le cœur battant de l’histoire (transversal)
Nikita Kadan a commencé sa carrière artistique depuis sa ville natale de Kiev pour mettre en lumière l’histoire touchante et violente de son peuple, de son pays, et par extension de toute l’ancienne Union soviétique. Kadan a suivi des cours de peinture à la National Academy of Fine Art de Kiev et travaille maintenant de manière transnationale et interdisciplinaire. Il dessine, sculpte, peint et réalise des installations, souvent en collaboration avec des architectes, des activistes de défense des droits de l’homme et des sociologues. Il s’intéresse à l’ombre que le passé projette sur le présent. Même si ses œuvres ne montrent généralement pas de sang, il illustre toutes les formes d’oppression, de torture et d’autres dérives d’un patriotisme déplacé.
Nikita Kadan est l’un des artistes ukrainiens qui ont fait leur apparition sur la scène artistique internationale au lendemain de la révolution orange en 2004. Ce moment historique a profondément marqué sa pratique artistique, qui se caractérise notamment par une réflexion sur sa propre position dans le contexte social et politique, une implication dans les processus de société et une prise de conscience de ses propres responsabilités politiques et historiques. Contrairement aux générations d’artistes précédentes qui se concentraient surtout sur l’esthétisation du subconscient, Kadan fait appel à la position consciente d’un citoyen dans la société et invite à agir.
Malgré le caractère politique de son travail, Kadan reste un esthète dans le sens classique du terme. Dans ses dessins, il montre une certaine fascination pour les formes humaines et les représentations anatomiques. Ils font penser aux illustrations des livres médicaux d’une époque révolue. Kadan les place toutefois dans un contexte macabre de mutilation, de torture, de douleur et de sadisme. Ces dessins, qui se trouvent à la limite du surréalisme et du grotesque, sont des collages étonnants de parties du corps, de structures organiques ou de visages déformés, avec parfois en arrière-plan une statue démolie d’un chef d’État ou une paire de chenilles hors d’usage. L’ensemble ne paraît même pas morbide ou destructif, les dessins contiennent des couleurs à l’aquarelle bien choisies. Les images sont belles, soignées et elles sont douloureuses pour cette raison.
Ce qui touche également est la collection d’assiettes blanches, de la porcelaine d’hôtel innocente, sur lesquelles il a imprimé des dessins noirs à la plume en 2015. Ceux-ci représentent toutes les manières avec lesquelles il est possible de torturer une personne : visser les pouces, casser les doigts ou encore transformer les zones érogènes. La série s’appelle Procedure Room [Salle d’opération] et fait référence aux « cabinets de docteurs » où d’horribles actes de torture étaient exécutés en les faisant passer pour des expériences scientifiques. Il s’agit seulement de « premiers jets », qui sont touchants dans leur simplicité. Le sarcasme se cache dans la détermination à l’ancienne qu’il rend visible de manière ludique. « Le docteur sait ce qu’il fait. C’est pour notre bien à tous », explique le commentaire.
Afin d’illustrer ce type d’abomination du passé, l’artiste ne se base pas uniquement sur des images historiques, des livres médicaux et des photos (il les repeint ou peint par-dessus), il tire également des images de l’actualité. Cette technique apporte un caractère social plus large à la notion de « torture ». En plus de la torture physique directe, il existe également une forme indirecte qui touche principalement les femmes : rester debout dans le froid dans la rue toute la journée avec l’espoir de vendre un peu de nourriture. Il s’agit de la manière habituelle de survie dans de nombreuses villes ukrainiennes, notamment à Kiev.
Kadan démontre que les horreurs du passé restent visibles et perceptibles au quotidien à l’époque actuelle. Il montre notamment à quel point il est tiraillé avec la culture, l’origine et le patriotisme, mais aussi comment les conséquences négatives de l’abus de ceux-ci peuvent encore aujourd’hui déterminer la vie ou la mort. Ceci démontre son engagement en tant qu’artiste à être actif dans la société par le biais de ses dessins muraux monumentaux et de ses installations critiques : un mausolée en ruine et un bidonville avec des potagers mal entretenus.
Kadan ne semble jamais vouloir imposer une idée spécifique. Il ne se moque pas et ne juge pas. Il montre une image du passé tel qu’il était et du présent tel qu’il le perçoit. Douloureux et horrible. Les atrocités et la douleur sont intemporelles. Elles renferment le côté barbare d’une humanité de laquelle nous devons tirer des leçons. Sans regret ou mélancolie, il montre l’histoire de ce qui s’est passé, et de ce qui n’aurait peut-être pas dû avoir lieu. Il s’agit de l’histoire à laquelle nous appartenons tous.
En 2015, sa recherche d’origine et d’histoire atteint son paroxysme avec l’œuvre Guilt [Culpabilité]. Il s’agit d’un drapeau « aveugle » qui flotte. Le drapeau est considéré comme un symbole nationaliste par excellence, mais il est ici vide, méconnaissable et anonyme. Et surtout, il ne flotte pas vraiment. Il s’agit d’un morceau de métal plié décoratif, rigide et immobile qui contient des taches de rouille, des joints de soudure et des coups. C’est un drapeau qui a renoncé. C’est le drapeau du Pays de personne.
Kadan est l’un des premiers membres du groupe d’artistes ukrainiens R.E.P. (Revolutionary Experimental Space) qui a vu le jour pendant la révolution orange de 2004 à Kiev. Depuis 2008, il est également membre du groupe de curateurs Khudrada. Il a rejoint la rédaction de Prostory en 2016. Il s’agit d’un site web de publications de critiques artistiques et sociales. Kadan a représenté l’Ukraine lors de la Biennale de Venise en 2015. En 2019, il était le curateur de la série d’expositions Gestures of Attitude [Gestes d’attitude] dans le Kyiv Art Museum (d’après une idée de Yosyp Buhanchuk, critique artistique et collectionneur qui a fondé le musée en 1974). Il a aussi reçu plusieurs prix, comme le premier prix du PinchukArtCentre en 2011, le Special Future Generation Art Prize de 2014 et le prix Kazimir Malevich en 2016. Il a également été récompensé avec le prix national ukrainien Taras Shevchenko en 2022.
Ses travaux se trouvent actuellement dans les collections de Pinakothek à Munich (Pinakothek der Moderne), au Musée d’art contemporain M HKA à Anvers, au Musée d’art moderne MUMOK à Vienne, au Musée d’art national de Kiev, dans la Kontakt Collection (Vienne), dans la collection artistique Telekom (Bonn) et au Centre Georges Pompidou (Paris).
HW/DE